Depuis que la science historique a un peu étendu ses ambitions et affiné ses méthodes, qu’à la chronologie des souverains, à l’énumération des batailles, à l’analyse des traités de paix s’est substituée l’étude des grands courants populaires, des lentes évolutions ; depuis qu’en un mot, on s’est mis à chercher dans la collectivité ce principe des transformations humaines, qu’auparavant on ne croyait trouver que dans l’individu, l’Amérique est entrée dans l’histoire. Elle y est entrée, il est vrai, par une porte dérobée. L’Europe, en étudiant l’Amérique, veut réveiller l’écho de ses propres disputes, rallumer le reflet de ses pensées d’antan. L’action qu’elle se flatte d’avoir exercée sur le nouveau monde l’intéresse ; non seulement elle ne songe pas que le nouveau monde a pu, à son tour, exercer une action sur elle, mais elle ne se préoccupe pas de savoir s’il a vécu en dehors d’elle, ni comment il a vécu.
L’histoire américaine n’a pas seulement un intérêt pratique. Elle a aussi le genre d’intérêt que nous demandons volontiers aux récits du passé. Malgré sa brièveté, elle est émouvante et philosophique.
Les citoyens des États-Unis, loin de renoncer à leur « mission américaine », n’ont jamais perdu l’occasion de marquer combien ils entendent y demeurer fidèles. Si leur situation les a placés à la tête du monde américain, leur origine les rattache au monde britannique, non peut-être à la vieille Angleterre, mais aux jeunes nationalités issues d’elle. Ils ont l’air d’être indépendants et ne le sont point. Aucune nation n’est attachée plus passionnément à des traditions plus impérieuses. Quelles sont donc ces traditions ? D’où viennent-elles et où tendent-elles ? Nous en rechercherons la genèse en jetant un coup d’œil rapide sur les diverses phases du développement des États-Unis. Nous verrons comment la fortune se montra favorable à ce grand peuple, en accumulant autour de son berceau les obstacles, qui rendent fort, les labeurs, qui rendent persévérant ; nous verrons comment, dès le début, il s’est laissé remuer et conduire par des idées, comment sa prospérité matérielle a dissimulé aux regards superficiels ses préoccupations morales, comment sont nées ses conceptions de la charité, de la religion, de la famille, comment enfin, bien loin de pouvoir vivre dans un isolement paisible, il est condamné à se mêler de plus en plus au mouvement universel, à prendre une part de plus en plus active dans les affaires du monde.