Montaigne prononce à trois reprises son prénom dans les Essais. Une première fois, dans l'un des plus anciens chapitres du livre I, où il dénonce l'inconsistance du nom. Les deux autres, près de vingt ans plus tard, lors des additions de l'exemplaire de Bordeaux – à même la page imprimée, ce sont désormais des signatures autorisées : du nom impropre au nom d'auteur, ce livre va tenter de retracer la fantasme, de découvrir la logique.
Celle-ci rencontre d'abord un nominalisme extrême, où le nom – propre aussi bien que commun – est un universel sans du tout de réalité. Mais elle bronche sur le nom du père, véritable pierre d'achoppement qui contraint à verser dans le réalisme, puisqu'un universel du moins subsiste, la "maison", à la fois la terre et le nom. Cet universel, on le verra, s'incarne dans la semence. Mais Montaigne, premier du nom, est aussi le dernier, et le dilemme ne sera dépassé que lorsque le livre aura suppléé l'enfant. Du coup un autre nom sera propre à côté du nom du père : celui d'auteur.
Une écriture comme celle de Montaigne, qui refusa en principe toutes légitimités disponibles, ne peut se reconnaître un nom d'auteur qu'au terme du livre, ou après coup. Nous, Michel de Montaigne est ainsi une analyse rétrospective de l'appropriation du nom et de l'invention de l'auteur à travers l'écriture des Essais.
Antoine Compagnon est professeur au Collège de France et à Columbia University, New York, Antoine Compagnon est notamment l'auteur de Le Démon de la théorie (Seuil, 1998), Les Antimodernes
(Gallimard, 2005), et très récemment La Classe de rhéto (Gallimard, 2012).